L’élégant musée de l’artiste Aristide Maillol (1861-1944), créé par son ancien modèle Dina Vierny et installé dans l’hôtel particulier Bouchardon situé dans le 7ème arrondissement à Paris, a déjà accueilli plusieurs dizaines d’expositions temporaires en parallèle à ses collections permanentes. En effet, depuis 1995, plus de soixante artistes modernes et contemporains de renom français comme étrangers, tels que Toulouse-Lautrec, Gustav Klimt, Magritte, Picasso, Miro ou Jean-Michel Basquiat, pour ne citer que les plus célèbres, ont été présentés dans cette bâtisse cossue d’un des quartiers bourgeois du centre ville de la capitale française.
Mais pour la première fois, place à l’Afrique et à l’explosion de couleurs ! C’est donc au tour de l’une des plus grandes icônes de l’art contemporain africain d’être mis à l’honneur, Chéri Samba, qui, avec ses peintures à la palette pétante, dénote sacrément avec les oeuvres classiques du maître des lieux. Depuis le 17 octobre 2023 et jusqu’au 7 avril 2024 prochain, l’exposition en cours nous présente un parcours divisé en cinq thématiques majeures qui relate de l’oeuvre de l’artiste congolais : L’autoportrait comme usage du monde, La femme multiple, Kinshasa, le Congo et l’Afrique, Géopolitique, Histoire de l’art revue et corrigée, à travers plus de cinquante tableaux grands formats très contrastés datant des années 70 jusqu’à nos jours et mis en scène de manière très pop par les commissaires d’exposition Jérôme Neutres et Elisabeth Whitelaw.
On doit aussi cette exposition au duo français passionné d’art contemporain africain, André Magnin, directeur artistique de la collection Jean Pigozzi et à ce dernier, homme d’affaires et mécène, avec sa collection d’oeuvres de plus de cent quarante artistes originaires de vingt-deux pays africains – l’une des plus importantes au monde – qui depuis plus de trente ans, ont largement contribué à la reconnaissance des artistes d’Afrique sub-saharienne, très en vogue ces dernières années sur la scène internationale, dans les musées comme dans les foires.
Née en 1956 à Pinto au Congo, Chéri Samba, passionné de dessin et autodidacte, quitte l’école à seize ans pour monter à Kinshasa, la ville de tous les possibles et devenir affichiste dans les ateliers de peintures d’enseignes tout en publiant des bandes-dessinées qui lui valent déjà une certaine notoriété. Kinshasa, capitale bouillonnante du Congo, métropole tentaculaire et première ville francophone au monde, deviendra la patrie d’adoption de Chéri Samba qui y vit et y travaille depuis 50 ans. En 1975, il ouvre son propre atelier où il expose ses peintures sur les murs extérieurs pour mieux se faire connaître. S’il réalise d’abord des travaux de commande, Chéri Samba impose rapidement son style avec une peinture ultra colorée figurative, narrative puis dénonciatrice, où il se met presque toujours en scène et incorpore des textes en lingala, en kikongo et en français, pour mieux faire passer ses messages et retenir l’attention du spectateur. Il appellera ce procédé la “griffe sambaïenne” et ses tableaux, des “peintures à bulles”, expression emprunté à l’univers de la BD. S’il signe d’abord ses toiles : “Dessinateur Samba”, il deviendra “Chéri Samba” à partir de 1979 et revendique sa stratégie artistique de “starification” voulant devenir un peintre aimé de tous.
“Faute d’avoir été vedette de télévision, j’aimerai que l’on me reconnaisse, c’est pourquoi je me mets si souvent en scène. Et si j’utilise beaucoup de textes dans mes peintures, c’est pour que les gens s’en approchent encore de plus près pour pouvoir les lire” explique-t-il avec son sourire malicieux. Artiste à la fois global et profondément ancré dans sa culture kinoise, il devient l’un des plus grands ambassadeurs de la “peinture populaire” congolaise, cet art urbain qui a émergé dans son pays dans les années 70. Il ensuite fait sa première apparition en Europe en 1989 lors de l’exposition culte “Magiciens de la Terre”, présentant conjointement au Centre Georges-Pompidou et à la Grande Halle de La Villette pour la première fois plus de cent artistes vivants non occidentaux des cinq continents. Exposé depuis dans le monde entier, avec des oeuvres acquises par de nombreuses collections privées et publiques, Chéri Samba est fier à raison de son rayonnement international, qui vient contredire les anciens préjugés sur un art africain ghettoïsé et s’amuse à déclarer : “Je suis devenu universel !”
Au delà des apparences de toiles aux tonalités festives, l’artiste congolais le plus célèbre ne se contente pas de dépeindre l’ambiance bouillonnante des nuits kinoises mais il relate au contraire des travers et turbulences du monde en abordant un panel aussi vaste et varié que la colonisation, le Sida, Ebola, les enfants soldats, la restitution des oeuvres d’art à l’Afrique, la place de la religion en Afrique, les traffic d’armes internationales, les relations employeurs – employer, la traite négrière, le bouleversement climatique, les destructions massives lors de l’invasion de l’Irak, les attentats du 11 septembre mais aussi la femme sous toutes ses formes, la mère, l’épouse, la maîtresse, la femme d’affaires, la prostituée, qui ont ponctué sa vie et son oeuvre. Chroniqueur du quotidien, des mœurs, des conflits sociaux, moraux et politiques, Chéri Samba se nourrit de l’actualité, il l’interpelle, la dénonce, la caricature et la provoque, avec son humour très personnel. “Dans mes peintures, j’aime interpeller les consciences en mélangeant les mots et les couleurs au sujet de l’actualité que j’exploite. J’invite mes spectateurs à réfléchir sur les paradoxes qui existent entre l’Europe et l’Afrique car j’aime à penser que l’artiste peut changer les mentalités” explique-t-il.
Citons deux oeuvres emblématiques parmi toutes celles exposées : J’aime la couleur, son œuvre la plus célèbre, qui représente son visage en forme de spirale sur fond de ciel bleu, un pinceau entre les dents, telle une arme pacifique de promotion massive et qui comme souvent, comprend un edouble signification : un hommage à la peinture, qui donne du send à la vie, et une affirmation de l’homme de couleur, s’amusant à nommer les Blancs, les « sans couleurs »… Ou encore dans le triptyque Quel avenir pour notre art?, l’artiste apparaît à égalité avec Picasso, qu’il représente en homme noir.
Portraitiste caricaturiste, peintre journaliste au caractère bien trempé, avec un regard acéré sur notre monde, à l’imaginaire foisonnant rempli de symboles, ce “performeur-sapeur” dans l’âme qui a parcouru un demi siècle de création n’est pas peu fier d’avoir son nom congolais qui a fait son entrée dans le dictionnaire il y a quelques années.
Si la représentation de la nudité est un sujet tabou dans l’art africain des années 1970-80, Chéri Samba, relate sans complexe du nombre de ses conquêtes féminines qui continuent à l’inspirer pour mieux diffuser son art et passer ses messages. Tandis que l’étude du nu féminin est la base des sculptures d’Aristide Maillol, toutes en rondeurs et épurées, elles dégagent une sensualité et une personnalité très fortes, formant des correspondances originales avec les personnages féminins de la peinture de Samba. Le rapprochement de ces deux artistes constitue ainsi un symbole fort de la reconnaissance enfin confirmée de l’art contemporain africain dans les musées occidentaux. Bref, c’est la rencontre de l’homme noir et de l’homme blanc, tous deux grands amoureux de la femme et chacun dans leur genre, Samba et Maillol.
Texte de Christine Cibert