Depuis le 23 février dernier et jusqu’au 30 juin prochain, l’association culturelle Le 32 Bis nous invite à un voyage à travers l’œuvre du photographe sénégalais Adama Sylla exposé pour la première fois en Tunisie. Passé sous les radars pendant trop longtemps, bien que très respecté dans sa ville natale de Saint-Louis, ses images vont enfin être reconnues à leur juste valeur. Exposé déjà trois fois en 2017 et 2020 entre Saint-Louis et Dakar, puis deux fois entre Lyon et Paris en 2021 et 2023, grâce à Marc Monsallier de la Galerie Talmart à Paris qui avait découvert Adama Sylla lorsqu’il dirigeait l’Institut français de Saint-Louis entre 2017 et 2021.
Le 32 Bis (Rue Ben Ghedhahem) est une association culturelle dédiée à la recherche, à la création, au partage de connaissances, aux expositions, aux programmes d’accompagnement pour les jeunes artistes, aux ateliers pour les jeunes publics dirigés par des artistes, aux performances, aux conférences et à différentes autres occasions d’échange entre les professionnels de l’art et le grand public. Elle est installée dans l’ancien siège de Philips construit en 1953 et rénové en 2019. Ce complexe comprend deux bâtiments et quatre étages abritant depuis 2021 plusieurs salles d’exposition, une médiathèque récemment ouverte, des ateliers de création et un appartement destiné à héberger des artistes en résidence. « Le but principal du 32 Bis est de promouvoir la scène artistique tunisienne et de consolider ses liens avec le reste du monde », précise Hela Djobbi, la directrice des lieux. La magnifique fresque monumentale qui orne toute la façade extérieure de l’édifice, intitulée « Les bâtisseurs » et réalisée en 2022 par l’artiste tunisien Atef Maâtallah, attire le regard et rend l’association repérable de loin dans le quartier.
Pour arriver jusqu’à l’exposition d’Adama Sylla intitulée « L’Histoire de demain », il faut monter jusqu’au troisième étage du complexe afin d’atteindre la galerie supérieure. Certains murs ont été repeints d’un rouge velouté qui contraste esthétiquement avec les images en noir et blanc de divers formats qui nous racontent les charmes désuets de Saint-Louis dans les années 60-70. Nous nous laissons facilement emporter dans un autre espace-temps pour une promenade visuelle poétique où les clichés se succèdent en série : des longues barges de pêcheurs aux lignes effilées ; des portraits de famille assise autour d’une emblématique Volkswagen Beetle ; des femmes aux têtes soigneusement tressées et vêtues de leurs boubous fleuris préférés ; des jeunes gens prêts pour aller danser portant pantalons à pattes d’éléphant et minijupes ; des scènes oisives de pique-niques ; le pont Faidherbe, ouvrage métallique construit au 19 ème siècle par les colons français ; lutteurs sveltes et fiers comme on peut encore en voir aujourd’hui sur la plage de Petit-Mbao en banlieue de Dakar.
L’appareil photo présenté dans la vitrine ainsi que les pellicules ne sont pas ceux d’Adama Sylla. Nous les avons emprunté chez un autre photographe afin que la nouvelle génération puisse prendre connaissance de cet ancien appareil et son fonctionnement.
Un ancien appareil analogique de la marque japonaise Yashica (volontairement emprunté pour que la nouvelle génération prenne connaissance de la technique de l’époque), des pellicules et planches-contacts du photographe trônent aussi dans une vitrine attenante. Faute d’avoir pu venir jusqu’à Tunis, grâce à une vidéo également présentée dans l’exposition, on écoute attentivement le doyen de la photographie sénégalaise qui nous raconte son travail depuis son salon à Saint-Louis comme s’il était dans la pièce à nos côtés. Attentif aux corps, aux regards, aux motifs, aux lignes et aux détails qui composent ses images, Adama Sylla collecte précieusement depuis plus de cinquante ans chaque instant de la vie de Saint-Louis, son pays natal situé au nord du Sénégal. “La documentation, c’est la mémoire d’un pays, car le quotidien d’aujourd’hui, c’est l’histoire de demain”, nous dit-il, entouré de ses 40 000 clichés qu’il conserve dans son studio installé à Guet Ndar sur la langue de barbarie entre la mer et le fleuve.
Né en Casamance en 1934, Adama Sylla est arrivé bébé à Saint-Louis, où il habite encore aujourd’hui et où il va fêter cette année ses 90 ans. Il commence la photographie en 1957, effectue un stage de formation polyvalent au Musée de l’homme à Paris en 1964 (où il étudie la muséologie, la muséographie, l’ethnologie, l’ethnographie, le dessin, les techniques de la photographie de mode, de macro, de presse et l’ethnomusicologie), ouvre son studio photo en 1965. Cependant, ce n’est qu’entre les années 1960 et 1980, qu’il a travaillé pour le Centre de recherche et de documentation du Sénégal, renseignant ainsi la réalité de l’Afrique occidentale. Il y a couvert des manifestations culturelles officielles et les événements politiques à l’initiative du président Léopold Sédar Senghor, Abdou Diouf, Mobutu, etc.
Formé par Jean Rouch au cinéma-vérité, il prend conscience de l’importance de documenter, d’archiver et de laisser un témoignage. Il veut constituer une collection d’images qui cristallisent l’énergie de cette société en profonde mutation. S’il connait la notoriété sur le tard, Adama Sylla est pourtant l’un des plus importants photographes africains. Sa contribution à l’histoire de la photographie apporte une meilleure compréhension du continent et met en lumière les sophistications de la culture sénégalaise. En effet, dans la lignée des photographes sénégalais, on connaissait déjà Mama Casset (1908-1992) et Meissa Gaye (1892-1982). Au Mali, on comptait également sur Malik Sidibé (1936-2016) et Seydou Keïta (1921-2001), tous deux maîtres de la photographie en studio, typique de la photographie africaine et largement consommée par la société locale de l’époque qui cherchait à tout prix à se faire immortaliser.
Rappelons que Saint-Louis et la photographie, c’est une longue histoire. En 1659, c’est la première ville fondée par les Européens en Afrique occidentale. En 1860, Augustus Washington, l’un des rares daguerréotypistes afro-américains ayant immigré au Libéria, y ouvrit le premier studio photo d’Afrique de l’Ouest. En 1863, le premier appareil photo y fut envoyé par le ministère français de la Marine et des colonies. Anciennement appelée « Venise africaine », cette ville était autrefois la capitale du Sénégal pendant la période coloniale. Elle a été classée comme site du Patrimoine mondial par l’UNESCO afin d’éviter qu’elle tombe en ruine. En 2017, le collectionneur et homme d’affaires Amadou Diaw a installé dans un bâtiment datant du début du 20e siècle le Musée de la photographie de Saint-Louis afin de rendre hommage au patrimoine architectural et photographique de la ville. Il y expose une collection diversifiée de photographies des premiers jours de la ville ainsi que de différents pays africains. En 2023-24, le « Mois de la photographie de Saint-Louis » est lancé et accueille une série d’expositions dans neuf lieux répartis sur l’archipel.
C’est rafraichissant de découvrir un peu de l’Afrique de l’Ouest au milieu du Mahgreb. Car la scène artistique tunisienne montre habituellement plutôt des artistes locaux ou de la région méditerranéenne. L’occasion qui est donnée à cet artiste subsaharien par Le 32 bis prend tout son sens dans le contexte actuel où se déroule une crise migratoire du sud vers le nord en passant par la Tunisie. Quelques jours plus tôt, Adama Sylla avait reçu avec joie et émotion le catalogue de l’exposition « L’Histoire de demain » qu’il est encore temps de venir découvrir. “Quand tout s’en va, les photos restent”, dit Adama Sylla avec un joli sourire.
Texte de Christine Cibert.