En venant du quartier résidentiel de La Marsa situé dans la banlieue nord face à la mer du Golfe de Tunis, il faut rouler presque trente minutes, traverser la vaste périphérie, passer au large du magnifique musée National du Bardo (fermé depuis les attentats de 2015 mais finalement réouvert depuis presque 6 mois), traverser le quartier de La Manouba situé au nord-ouest de la capitale tunisienne, arriver jusqu’au quartier de Denden, pour enfin découvrir l’exposition Hirafen qui nous convie à un voyage artistique magnifique où l’artisanat traditionnel rencontre la créativité contemporaine.
A l’initiative d’un groupe international de conseil en innovation et en transformation par la technologie, basé à la fois en France et en Tunisie, qui a déjà donné naissance à quatre éditions précédentes : Circumambulation en 2014, Réminiscence en 2015, 3ajel-Le Temps Réel en 2016, toutes trois présentées au siège de la société Talan à Chari’a, puis Gorgi Pluriel en 2018 présenté au palais Kheireddine non loin du quartier de la Hafsia au centre ville de Tunis, c’est avec Hirafen au C3T à Denden que la création de Talan l’expo fête son 10ème anniversaire en réalisant sa 5ème édition. En une décennie, le groupe mécène franco-tunisien, éponyme du nom de l’exposition, aura présenté pas moins de quatre vingt dix artistes et plus de mille œuvres d’art sous la direction exécutive de la galeriste Aïcha Gorgi et fille du célèbre artiste peintre tunisien Abdelaziz Gorgi. D’édition en édition, la manifestation prend de plus en plus d’ampleur visant un impact fort sur la société tunisienne.
Hirafa et Fen, qui signifient successivement artisan et art, sont deux mots arabes qui ont été volontairement entremêlés pour créer Hirafen, ce nom qui sonne comme un cri de ralliement et pour intituler une exposition gratuite qui a trouvée place, depuis son ouverture début novembre dernier et jusqu’à fin mars prochain, dans un lieu inattendu du grand public au cœur de la capitale tunisienne. Pendant cinq mois, l’ambitieuse manifestation nous donne à voir un dialogue unique entre dix neuf artistes et maîtres du fil ou de la fibre, témoignant d’une fusion harmonieuse entre passé et présent, d’une créativité surprenante mise à l’honneur dans des œuvres aux dimensions généreuses habitant merveilleusement les lieux. Leurs travaux nous montrent l’importance patrimoniale, sociale, économique et environnementale de l’artisanat en Tunisie. En s’appuyant sur cet héritage précieux, la volonté des organisateurs est d’avoir créé un concept qui vise à soutenir et à promouvoir la création contemporaine et à permettre à de jeunes artistes aux talents énormes de s’exprimer librement en les mettant sous la lumière des projecteurs aux côtés d’artistes étrangers de renom.
Dès l’entrée du complexe La Station, tandis que les métiers traditionnels du fil et de la fibre sont présentés dans un premier bâtiment, l’art contemporain a investi les deux autres. D’immenses bâtisses industrielles à la charpente métallique et au sol de béton construites dans les années 70, remarquablement rénovées pour l’occasion par l’agence Dzeta, repeintes en blanc immaculé et contrastées de portes et fenêtres jaune Raqqada (symbole de lumière, d’énergie et d’insouciance), qui accueillent le parcours inédit d’un dialogue entre art contemporain et artisanat local. Ancien complexe de filature de laine puis station de lavage de tapis, un temps propriété de l’Office national de l’Artisanat tunisien (ONAT), les 2000 m2 d’ateliers, transformés en un espace d’exposition temporaire dépendant aujourd’hui du Centre technique du tapis et du tissage (C3T), retrouvent une nouvelle vie.
Pièce après pièce, on y découvre des œuvres et installations spécialement réalisées pour l’occasion par dix-neuf artistes pluridisciplinaires invités, d’origines variées et de générations différentes, fruits d’un subtil dialogue entre pratiques artistiques contemporaines et artisanat textile local. Les neuf créateurs tunisiens tout comme les dix autres de pays étrangers ont su y déployer leurs créations avec ampleur et élégance, aux couleurs vives, aux fibres naturelles et aux matériaux multiples, pour nous émerveiller et nous surprendre à travers une expérience artistique orchestrée à quatre mains par deux commissaires d’exposition, l’une tunisienne, Nadia Jelassi et l’autre français, Ludovic Delalande.
Ces dix-neuf créateurs sont Asma Ben Aïssa, Meriem Bouderbala, Mohamed Amine Hamouda, Sonia Kallel, Aymen Mbarki, Aïcha Snoussi, Ali Tnani, Najah Zarbout et Aïcha Filali, pour les artistes Tunisiens. Et de Majd Abdel Hamid (Syrie), Joël Andrianomearisoa (Madagascar), Dora Dalila Cheffi (Finlande), Binta Diaw (Italie), Jennifer Douzenel (France), Abdoulaye Konaté (Mali), Chalisée Naamani (France), Sara Ouhad Dou (France), Zineb Sedira (France), Moffat Takadiwa (Zimbabwe), pour les artistes étrangers.
Chacun d’eux a été invité à puiser dans les métiers du fil et de la fibre pour créer une œuvre spécifique dans le cadre d’une résidence de recherche et de production sur le territoire tunisien. Chaque artiste a eu la possibilité d’approcher l’artisanat local selon une multiplicité de points de vue : politique, économique, territorial, artistique, géographique et esthétique. Chaque artiste, avec sa propre pratique, a développé une approche particulière creusant les dimensions plurielles d’un patrimoine immatériel trop souvent méconnu, oublié ou même en voie de disparition, notamment à cause du réchauffement climatique et de la pollution. Car si la Tunisie était dotée de quelque 700 000 artisans dans les années 2000, le pays n’en compte aujourd’hui plus que 200 000.
« A travers ce projet, j’ai constaté que les artistes tunisiens ont une méconnaissance totale de leur propre culture, c’est-à-dire de leur propre artisanat. Si l’artisan a collaboré pendant très longtemps avec des artistes, ce n’est plus le cas aujourd’hui. C’est donc intéressant de faire confronter ces deux mondes pour retrouver un savoir-faire d’un côté comme de l’autre», explique Aïcha Gorgi.
Pourtant, du nord au sud du pays, dans les villes comme dans les campagnes, dans l’espace public des médinas comme dans l’intimité des maisons privées, depuis des siècles, des femmes et des hommes ont toujours tissé, brodé ou tressé le fil ou la fibre. Par leurs gestes séculaires, forts d’un savoir-faire ancestral et de techniques variées et perpétuées au fil du temps, ils ont su donner naissance à des objets dont la richesse des matières et la diversité des couleurs et motifs sont là pour nous éblouir.
« J’ai compris que l’artisanat, patrimoine immatériel tunisien, dépassait l’idée d’un objet ou d’une matière. C’est plutôt une manière de vivre, de ressentir et de penser le monde. Ici, c’est quelque chose qui se fait en famille, entre femmes, en communauté, qui est intimement lié à la vie quotidienne et au contexte actuel. Ce qui est intéressant, c’est qu’il y a vraiment la question de l’écologie qui est très présente. A savoir comment travailler, tisser, broder ou tresser si les gens n’ont plus accès aux matières d’antan”, analyse le commissaire d’exposition Ludovic Delalande.
Œuvres d’art monumentales, bobines de fils posées à même le sol relatant d’une utopie panafricaine, installations conceptuelles et visuelles, atelier de couture, forêt de troncs desséchés, reconstitution d’un intérieur rétro et kitsch, poumons de racines flottants, tapisseries animalières, plongée sous-marine psychédélique, déchets plastiques recyclés en forme de porte ou totems en fibres végétales vous attendent.
“Cette exposition est là pour nous questionner sur la durabilité de notre environnement, de notre mémoire collective, de notre patrimoine culturel, de certains métiers, techniques et savoir-faire qui peu à peu s’éteignent. Elle va nous faire prendre conscience que des choses précieuses disparaissent et ce que cela va provoquer sur nos existences. Car la tradition et la modernité ne s’opposent pas, elles se nourrissent au contraire”, nous explique Mehdi Houas, PDG du groupe Talan et ex-ministre du Commerce et du Tourisme tunisien.
En bref, la route était longue et l’accès pas facile mais l’exposition Hirafen vaut assurément le détour !
Hirafen, Expo Talan, du 4 novembre 2023 au 20 mars 2024, Ateliers du Centre Technique du Tapis & du Tissage (C3T) Denden, Tunis, Tunisie.
Texte de Christine Cibert.