Est-ce encore la peine de présenter Le Corbusier (1887-1965) tant son nom est mondialement connu, étant l’un des piliers de l’histoire de l’architecture du 20ème siècle ? Né en Suisse (à La Chaux-de-Fonds) et naturalisé français, Charles-Édouard Jeanneret de son vrai nom, dit Le Corbusier ou Corbu, suscite toujours autant d’admiration, de débats et de polémiques, considéré par certains de ses pairs comme un visionnaire et par d’autres comme un piètre bâtisseur. La découverte du « côté obscur » du créateur, avec ses convictions d’extrême droite longtemps cachées, ne laissera pas non plus indifférents ses admirateurs.
Architecte, urbaniste, décorateur, peintre, théoricien, sculpteur, il a réalisé des projets aussi divers que des habitats collectifs, des habitats standardisés, des maisons individuelles, des résidences ateliers, des programmes industriels, des architectures sacrées, mais également plein d’autres projets non construits. Ayant œuvré dans de nombreux pays (Allemagne, Belgique, France, Suisse, Japon, Argentine, Inde et Tunisie), ses réalisations sont devenues de véritables symboles du modernisme, considérées comme révolutionnaires. Dix-sept d’entre elles, dont dix en France et les autres réparties sur trois continents, sont classées au patrimoine mondial de l’Unesco. Un itinéraire culturel européen intitulé « Destinations Le Corbusier : promenades architecturales » a été créé en 2019 pour nous inviter à les découvrir.
Protagoniste du “mouvement moderne” qui se définit en cinq points (les pilotis, la fenêtre bandeau, le plan libre, la façade libre et le toit-terrasse), son œuvre et sa pensée seront particulièrement influentes sur les générations d’architectes de l’après-guerre jusqu’à nos jours. Inventeur de l’unité d’habitation, Le Corbusier a introduit de nouvelles idées dans l’architecture européenne telles que le fonctionnalisme, le purisme (dénuement géométrique, simplicité des formes, organisation, rigueur), l’adaptation à la contrainte et le lien entre nature et architecture. Son « langage » architectural s’applique aussi bien au logement économique qu’à la villa de luxe. “Une maison est une machine à habiter. Là où naît l’ordre, naît le bien-être”, disait-il.
Tout au long de sa vie, Le Corbusier passera de nombreuses semaines dans les avions et les aéroports pour acquérir de nouvelles techniques et perfectionner ses connaissances en s’inspirant des pays visités et de leurs éléments architecturaux glanés ici et là. Il avait aussi une forte attirance pour les arts dits “primitifs” et les “traditions culturelles” qu’il aimait aller admirer dans les musées d’ethnographie. Si l’on connaît bien ses réalisations principales comme la villa Savoye (1928-1931), la Cité radieuse (1947-1952), la chapelle de Ronchamp (1953-55) en France et la ville de Chandigarh (1950-1965) en Inde, on connaît à peine la Villa Baizeau à Carthage en Tunisie.
Édifiée entre 1928 et 1930 sur la colline Sainte-Monique dans le quartier de Carthage au nord-est de Tunis, elle est l’unique projet architectural que Le Corbusier ait conçu sur le continent africain. Lucien Baizeau, ingénieur et entrepreneur (Schwich & Baizeau) de travaux publics français installé à Tunis, se rend à l’atelier parisien de l’architecte suisse pour lui passer commande d’une villa de vacances, qu’il a lui-même dessinée et souhaiterait voir adaptée. Les nombreux échanges et les contre-propositions compliquées se poursuivront jusqu’au bout entre le commanditaire et l’architecte. Lucien Baizeau lui demande plusieurs fois de revoir sa copie, déplorant notamment le manque de protection contre le soleil et le sirocco. “Le défi était de se protéger de la lumière et d’assurer une ventilation constante au sein de la maison” explique alors l’architecte.
La bâtisse blanche, tout en coursives sur pilotis, aux lignes épurées et coiffée d’un toit-terrasse, a des airs de paquebot. Visible seulement depuis la plage de Carthage Amilcar et plus loin depuis la côte, elle se dresse à flanc de colline, plantée devant l’azur méditerranéen, avec une vue à couper le souffle à 180 degrés : à gauche, le paradis bleu et blanc de Sidi Bou Saïd, en face le mont Djebel Boukornine, à droite Carthage et ses sites archéologiques, au fond, le port de La Goulette et dans la perspective, la ville de Tunis. La villa demeure habitée par les propriétaires initiaux jusqu’à l’indépendance de la Tunisie en 1956, puis elle est intégrée dans l’enceinte du palais présidentiel et abrite aujourd’hui les services secrets tunisiens. Malheureusement, elle n’est plus accessible au grand public, suscitant un vif intérêt chez les amateurs d’architecture et de Le Corbusier. Dans le premier volume de son Œuvre complète 1910-1929, Le Corbusier lui consacre quatre pages, consultables dans les archives à la fondation Le Corbusier installée à Paris.
L’exposition du 32 Bis, qui vient de lui être consacrée pendant presque 6 mois (15 janvier et le 31mai dernier), donnait à voir une importante documentation de plans, photographies, maquettes, textes, enregistrements, etc. Proposée par l’historien de l’architecture Roberto Gargiani, professeur émérite à l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne, elle explorait toutes les facettes du projet jusqu’aux témoignages touchants des personnes de la famille Baizeau qui y ont habité avec bonheur.
Mais la curiosité de Le Corbusier ne s’est pas arrêtée à La Tunisie. Son attirance pour la Méditerranée l’a emmené au Maroc et en Algérie en août 1931 et en mars 1933, où il remplit ses carnets de poche habituels et ses grands albums à dessins, d’esquisses d’implantation d’un projet pour la capitale algérienne, de scènes de genre saisies dans des villages, des portraits de femmes mauresques, des nus féminins, des paysages de la baie d’Alger, des vues aériennes du désert saharien et de l’oasis de Ghardaïa, subjugué par la découverte d’une civilisation inattendue vieille de mille ans.
Texte de Christine Cibert